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Témoignage bouleversant sur le sauvetage du monastère de Devič en juin 1999

Publié le 26/06/2020

Témoignage bouleversant sur le sauvetage du monastère de Devič en juin 1999

Par la moniale Makarija, higoumène de Sokolica, paru dans « Pravoslavlje » du 15 juin 2020

Le 15 juin 1999, on me remit un message de mère Anastasija, higoumène de Dević, m’informant que le monastère et ses sœurs se trouvaient en très grand danger, et que l’higoumène appelait à l’aide. Aussitôt je téléphonai à mon évêque en lui demandant sa bénédiction pour l’action à entreprendre. Comme lui-même était dans l’impossibilité de sortir de Prizren et donc de faire quoi que ce soit pour sauver le monastère, il me donna aussitôt sa bénédiction pour me rendre immédiatement à Priština où les premiers détachements britanniques étaient en train d’arriver. Sans hésitation, mais conscientes du grand risque encouru, deux moniales du monastère de Sokolica et moi-même, prîmes la route de Priština. Nous y vîmes effectivement des chars britanniques en train de défiler fièrement à travers la ville. Éperdus d’enthousiasme, les Albanais les accueillaient avec des ovations, et même des fleurs, alors que notre apparition suscitait des mouvements hostiles des mains et des grimaces sur les visages. Je réussis à me faufiler avec la petite voiture du monastère au sein de la colonne de chars, puis à m’arrêter tous phares allumés, bloquant ainsi toute la colonne ; je grimpai ensuite sur le char placé derrière nous. C’était la seule façon d’établir un contact avec les Britanniques : « Un monastère dans les environs de Mitrovica est en grand danger. Je vous en supplie, je dois parler de toute urgence à un officier. »

La colonne de chars se trouva bloquée quelque dix minutes, car je refusai obstinément de déplacer ma voiture tant que l’officier que je réclamai ne se présenterait pas. Bien entendu il se montra très en colère, comme je m’y attendais ; il m’écouta quelque peu, puis lâcha entre ses dents : « I will do my best » (je ferai de mon mieux).

Comme je connaissais fort bien le sens de cette expression anglaise où ne résonne que le vide, je me mis à réfléchir sur ce que j’allais faire par la suite. S’approcha alors de moi une femme reporter dont les flashs m’avaient éblouie alors que je grimpais sur le char et me suggéra d’essayer de contacter un commandant anglais nommé Clifford, qui commençait précisément une conférence de presse à l’hôtel Grand. Je me précipitai là-bas. La salle dans laquelle ce jeune commandant était en train de garantir de toutes ses forces que « dorénavant, tous les habitants du Kosovo seraient libres », disposait de deux portes d’accès. J’essayai d’entrer par la première, mais dans ce « pays libre », des soldats m’en empêchèrent avec brutalité. J’étudiai alors attentivement les possibilités d’accès de la seconde porte et, après avoir pris mon élan, personne ne fut en mesure de m’arrêter. Je me retrouvai rapidement à côté du commandant Clifford. Je m’adressai aux journalistes, leur racontai toute l’histoire, puis interpellai celui qui avait garanti la liberté pour tous en lui demandant ce qu’il pouvait faire dans l’immédiat pour sauver Devič et les moniales qui s’y trouvaient.

« My best » – ce qui signifiait : rien.

Je me rendis alors auprès de Zoran Andjelković, qui avait été jusque-là président de l’Exécutif provisoire du Kosovo. Il était réellement impuissant, mais fit preuve de compréhension. Il m’adressa au général de gendarmerie, Obrad Stevanović, l’un des signataires de l’Accord de Kumanovo, qui fut le dernier officier de police à quitter le Kosovo. Il fut très heureux de me prendre comme interprète, car il attendait précisément un général britannique. Mais au lieu du général, ce furent deux lieutenants qui se présentèrent. Je réussis à leur remettre les lettres que j’avais préparées, sur instructions de mon évêque et en 12 copies, à l’intention du général Michaël Jackson, avec des cartes du Kosovo et de la Métochie précisant les localisations de nos monastères, avec la prière de les protéger.

Les mains vides, le cœur lourd et en ne pensant qu’à Devič, sœur Antonina et moi prîmes alors la route du retour à Sokolica. En chemin, nous apprîmes qu’une avant-garde des forces françaises était sur le point d’arriver à Mitrovica et que ces soldats seraient stationnés dans l’ancienne caserne de l’armée yougoslave. Nous partîmes dans cette direction sans vraiment nous attendre à quelque chose, mais nous eûmes tort. Ces soldats nous ouvrirent en grand le portail du bâtiment et nous allâmes garer notre petite voiture à côté de leurs imposants véhicules militaires. On nous offrit aussitôt des rafraîchissements. Nous n’avions pas fini de boire nos limonades quand apparut devant nous le colonel Hogard. Il fut très aimable et se montra à l’écoute de notre problème. Comme le soleil venait de se coucher et que la nuit allait tomber, nous nous mîmes d’accord pour que ses soldats et moi, nous rendions le lendemain à Devič.

Nous nous mîmes en route à l’heure convenue. Dieu seul sait comment le père Radivoj Panić se retrouva alors au milieu de nous. Il est certain que son affection pour le monastère de Devič et les moniales qui y pratiquaient l’ascèse, l’avait conduit jusqu’à nous. Nous partîmes, avec les bons vœux du colonel Hogard. Je précédais avec notre voiture, les deux premières jeeps de l’armée. Il y en avait encore trois autres. Il était convenu qu’à l’approche d’un carrefour, je sortirais un peu de la colonne pour indiquer la direction à prendre. Nous traversâmes Srbica (la petite Serbie), saisis d’horreur ; on n’y voyait aucune trace, aucun signe, de Serbie et de Serbes. Seigneur, pardonne-nous nos péchés qui ont conduit à tout cela. Après Srbica, le village de Lauša ressemblait à une véritable fourmilière. Jamais on n’y avait vu autant d’hommes. D’où étaient-ils venus ? D’autres secteurs du Kosovo et de Métochie, ou bien d’Albanie, il était difficile de le dire avec certitude. Quand une biche blessée est en train de saigner, de nombreuses hyènes viennent s’agglutiner autour.

Après ce village nous tournâmes à gauche, en passant sur un pont que la défunte mère Parascève avait fait construire, non seulement pour le monastère mais aussi pour ses voisins albanais à qui quelqu’un avait jadis donné l’autorisation de s’emparer de terres appartenant au monastère et de s’y installer.

« Mon père », demandai-je au père Radivoj Panić, « une pensée me serre le cœur : allons-nous trouver nos sœurs en vie ou allons-nous dire l’office des morts » ?

« Dieu seul le sait », me répondit-il, « je me le demande aussi. »

Peu après apparut devant nous, la demeure de Saint Joanikije (saint patron du monastère, dont les reliques reposent à Devič) qui venait, une nouvelle fois dans l’histoire, d’être envahie, pillée et humiliée. Les sœurs se précipitèrent à notre rencontre. Elles avaient attendu longtemps, ne cessant d’espérer que quelqu’un vienne les voir. Je savais qu’elles avaient confiance en moi et cette confiance ainsi que mon amour infini envers le monachisme serbe, dont la bonté, j’en suis sûre, sera reconnue par les anges célestes, m’avaient donné la force de me rendre à Devič.

Le monastère de Devič est la demeure de la miséricorde divine, celle de Son amour, la demeure du saint ascète Joanikije, dont les labeurs ascétiques diffusent aujourd’hui encore leur arôme bienfaisant sur l’ensemble de nos communautés monastiques et du peuple serbe. Mais le monastère de Devič représente aussi une floraison d’amour et l’arôme des efforts des moniales qui y tissent le nid de leur âme et y tracent leur chemin vers le Royaume Céleste. Moniales de Devič, vous êtes mes sœurs en mon cœur, et sœurs de mon âme. Permettez-moi de me joindre à la béatitude à laquelle vos âmes aspirent.

Pour dissimuler l’émotion que je ressentais à la joie de revoir ces symboles vivants de l’arôme céleste, je conduisis tout de suite les soldats à l’église. Celle- ci venait d’être traversée par un ouragan de méchanceté et de haine, un ouragan d’intolérance, dont les traces étaient visibles à chaque pas. Si cette église devait disparaître de la surface de la terre, ce qui ne nécessiterait pas deux kilos d’explosifs, l’ennemi n’aurait qu’à constater que cette grande forteresse de la présence serbe dans cette contrée a été détruite pour toujours. Oui, c’est pourquoi les moniales de Devič et nous tous, moines et moniales du Kosovo et de Métochie avec notre évêque à notre tête, sommes des boucliers vivants de l’Orthodoxie et du peuple serbe. Dans l’église du monastère, sur l’icône de Sainte Parascève, nous voyons que l’insigne de l’UČK a été gravé, nous voyons des icônes lacérées, la plaque sur la tombe de Saint Joanikije a été brisée ; nous voyons que les sœurs sont terrorisées, mais non paniquées. Dans le réfectoire du monastère, la quasi-totalité des objets a été emportée : le réfrigérateur, le congélateur ; dans la cuisine, on a volé le four électrique. Dans le hangar, tout le carburant a été siphonné, tous les véhicules ont été volés, ainsi que les tracteurs avec les remorques pour les travaux agricoles ; on a même volé un tracteur appartenant à un chrétien bienveillant qui avait été prêté au monastère pour des tâches particulières…On a volé toutes les vaches…et même le chien du monastère. Les moniales sont restées seules avec leur saint protecteur. Sans nourriture. Sans rien. Mais voilà que saint Joanikije nous a conduits jusqu’à elles. Les sœurs nous racontent alors que le père Séraphim, le prêtre du monastère, a reçu plusieurs gifles et qu’il a été forcé de transporter sur son dos tout le blé du monastère, toute la farine et d’autres marchandises, puis de charger tout cela dans les remorques qui ont été tirées ensuite par les tracteurs du monastère vers une destination inconnue…

Les soldats et moi pénétrâmes alors dans le réfectoire pour y parler avec les moniales. Ils devaient envoyer leur rapport au colonel Hogard. Un groupe de soldats s’installa dans la cour pour y monter une antenne pour le téléphone-satellite, qui était le seul moyen de communication avec le colonel.

Le récit des moniales fut le suivant : Enfermées par les Albanais dans la cellule de leur higoumène, elles crurent qu’elles allaient être brûlées vives et qu’elles disparaîtraient en même temps que le monastère. Un Albanais d’âge moyen se saisit de la plus jeune des sœurs et s’enferma avec elle dans une autre cellule.

« Enlève ton voile ! »

« Non, je ne peux pas le faire car depuis que je me suis consacrée à Dieu, nul n’a le droit de voir mes cheveux ni mon corps. Ils n’appartiennent qu’à Dieu. »

Cette jeune moniale vécut une grande torture et une grande peur, mais ni elle ni aucune autre moniale n’eurent à subir l’humiliation ultime qu’elles pourraient subir en tant que femmes, grâce à Dieu et à saint Joanikije ; que Dieu impute cela aux bonnes actions de leurs adversaires.

Il est triste et tout à fait indigne que certains journalistes aient rapporté avoir vu une situation tout à fait différente dans le monastère, affirmant même avoir vu une sœur nue, qui venait d’être violée dans une cave. J’affirme solennellement que nul avant mon arrivée, ni, après une longue période, après moi, n’a rendu visite au monastère de Devič. Dans ce cas précis, les journalistes serbes, soucieux d’imaginer une nouvelle sensationnelle mais inexistante, se sont montrés pires que les Albanais. Ils ne se sont jamais excusés pour les contre-vérités qu’ils ont écrites, montrant ainsi qu’une partie de notre milieu journalistique est malhonnête et peu honorable.

Les moniales furent cependant dépouillées de tous leurs effets personnels. On leur enleva même les montres qu’elles portaient au poignet et tous leurs vêtements personnels de rechange furent emportés.

Quand le colonel Hogard se fit entendre au téléphone, il me pria de traduire ceci aux moniales : « Nous savons que vous êtes dans une situation très délicate. Nous partageons votre douleur devant tout ce que vous avez surmonté. Je comprends que vous voulez quitter le monastère. Si votre décision est ferme en ce sens, nous devrons vous évacuer. Mais il faut que vous sachiez que dès votre départ, votre monastère sera détruit et vous ne pourrez peut-être plus jamais y revenir. En outre, il faut que vous sachiez que les yeux de nombreux Serbes sont tournés vers vous. Ce que vous ferez, ils le feront aussi. Or nous sommes ici pour assurer votre protection. »

Les sœurs continuaient à affirmer qu’elles voulaient quitter le monastère et nul n’était en mesure de le leur reprocher, en particulier à la plus jeune d’entre elles. Conscient de toute la gravité de la situation et des dilemmes des moniales, le sage colonel demanda aux sœurs si elles étaient prêtes à rester au monastère si lui-même donnait l’ordre à ses soldats d’assurer la protection du monastère. À cet instant, ce que je vis sur les visages des moniales fut ce que j’ai vécu de plus beau en leur compagnie. Leurs visages furent envahis par le plus doux des sourires, surgi du fond de leur cœur. Ce monastère était leur foyer, il était tout ce qu’elles possédaient ; quitter tout cela n’était pas du tout facile, à moins de tomber dans le péché. L’higoumène était arrivée à Devič, comme petite fille. Quitter Devič n’était pas du tout facile.

Grâce à Dieu, grâce au colonel Hogard, les sœurs ont continué à vivre dans leur monastère, d’abord sous la protection des soldats français, puis de soldats russes. L’impression générale est qu’elles se sentaient plus en sécurité avec les Français…

Une partie des soldats venus avec moi, resta à Devič, alors qu’un autre groupe ramena le père Panić et moi-même à Mitrovica. Il me restait à faire part aux autorités de Mitrovica de tous les besoins du monastère de Devič. Il fut convenu que nous apporterions le lendemain tout ce qui nous paraissait utile pour le monastère et que nous le remettrions au colonel Hogard. Notre soeur Vinka fit alors appel à l’aide de la population, alors que de mon côté j’intervenais auprès de la Croix-Rouge, et le lendemain toutes les provisions de base étaient expédiées au monastère. Le colonel Hogard prit tout en main et ses soldats transportèrent aussitôt à Devič et par hélicoptère tout ce qui avait été préparé.

Mes contacts avec le colonel Hogard furent fréquents durant son séjour au Kosovo et en Métochie. Notre but commun était de tout faire pour encourager la population serbe à rester dans ses foyers séculaires. J’ai eu l’occasion de collaborer avec plusieurs officiers de l’OTAN. Nombre d’entre eux étaient des hommes de bonne volonté, des hommes dans lesquels on ne pouvait pas reconnaître des occupants, mais la personnalité la plus marquante parmi eux fut le colonel Hogard.